Longtemps
j’ai baissé les yeux face à l’évolution de l’Eglise russe. J’identifiais le
patriarcat de Moscou avec l’Eglise. Comme un enfant devant la nudité de son
père, terriblement gêné par son indignité, j’inclinais mon regard face à elle.
Aujourd’hui, après la double déclaration du patriarcat de Moscou du 26 décembre
2013 au sujet des événements en Ukraine[1] et sur
le thème de la primauté dans l’Eglise, je ne peux pas me taire.[2] Je ne
peux plus aujourd’hui considérer le patriarcat de Moscou comme la structure
légitime représentant l’Eglise russe.
Voilà
déjà un certain temps que je dénonce la prétention indue du patriarcat de
Moscou d’un pouvoir de juridiction sur l’Eglise orthodoxe ukrainienne. Il
suffit en effet de consulter un manuel d’histoire pour constater que s’il y eut
une « Eglise-mère » pour l’Eglise orthodoxe ukrainienne celle-ci ne
peut être que l’Eglise de Constantinople vers laquelle s’est tournée le prince
Volodymyr en 988. On sait combien l’Eglise orthodoxe ukrainienne au début des
années 1990 a souffert de n’avoir pas obtenu de reconnaissance de son
autonomie. Trois Eglises orthodoxes sont nées en Ukraine en 1991-1992 de cette
non-reconnaissance. En septembre dernier dans un article paru dans La Croix je rappelais encore que le
discours du patriarche Kirill sur l’unité de civilisation du « monde
russe » était un mythe dangereux car il légitime la politique
néo-impérialiste du Kremlin. Alors qu’il ne repose que sur une racine civilisationnelle
commune, la Rus’ de Kyiv, qui a donné
lieu dès le XVIIe siècle à la constitution historique de trois nations et de
trois langues différentes, l’ukrainienne, la bélarusse et la russe. On
n’imagine pas en France que le pape affirme l’unité des nations française,
espagnole et italienne à partir de l’unité de la foi catholique.
Aujourd’hui
non seulement le patriarche Kirill revient sur cette unité douteuse des
« peuples frères de la Sainte Rus’ »,
mais il ne dit pas un mot de soutien au peuple ukrainien venu manifester en
masse, dans le froid glacial et au péril de sa vie, contre un régime corrompu
(à commencer par le fils du président Yanoukovytch devenu multi-milliardaire en
quelques mois) et battant jusqu’au sang des manifestants pacifiques. Le saint
synode au contraire condamne vigoureusement « les tensions civiles et les
révolutions qui ne peuvent apporter rien de positif au peuple ». De Moscou
les évêques ne tiennent aucun compte de la déclaration du métropolite
Volodymyr, le chef de l’Eglise orthodoxe ukrainienne (dépendant du patriarcat
de Moscou) qui avait appelé dès le début du mois de décembre le gouvernement
ukrainien à tenir compte de l’indignation du peuple ukrainien. Au contraire les
évêques du patriarcat de Moscou parlent d’une réconciliation nécessaire entre
« les différents groupes ethniques et sociaux ». Cette phrase
témoigne de l’aveuglement total du patriarcat de Moscou qui ne voit pas qu’il
n’y a aucun enjeu ethnique dans l’Euromaidan,
mais le désir profond de la population ukrainienne, attesté par tous les
sondages, d’appartenir à la grande famille des nations européennes qui, en
dépit de toutes ses faiblesses, pose au dessus de toute loi la défense de la
dignité de chaque personne humaine.
Au
lieu de s’enthousiasmer pour une telle preuve de vitalité spirituelle de la
part du peuple ukrainien, la déclaration fait des allusions douteuses aux
« forces extérieures » qui viendraient diviser l’Eglise orthodoxe
ukrainienne pour des motifs politiques. Il est vrai que le patriarcat de Moscou
a tout fait depuis vingt ans pour isoler le patriarcat de Kiev (Eglise dirigée
par le patriarche Filaret qui s’est proclamée autocéphale en 1992, et qui n’est
pas reconnue dans le monde orthodoxe) dont la principale revendication, qui n’a
jamais été acceptée par Moscou, est de traduire les textes liturgiques du vieux
slavon vers l’ukrainien moderne et que son autocéphalie soit reconnue. Encore
en septembre dernier le patriarche Kirill de Moscou s’est opposé de façon
catégorique à toute traduction des textes du vieux slavon vers les langues
vernaculaires. Mais le pire dans cette déclaration malheureuse est probablement
que le patriarcat Moscou, dont même la presse russe n’hésite pas à critiquer le
goût des richesses et de la luxure, évoque les « valeurs » et la
« pravda divine » pour
contrer un mouvement qui s’appuie précisément sur le sens de la dignité et de
la justice.
L’autre
déclaration du 26 décembre du patriarcat de Moscou consacrée au thème de la
primauté dans l’Eglise est toute autant injustifiable pour moi. Le patriarcat
soviéto-russe y témoigne de sa nature autocratique profonde et de son
utilisation abusive de la théologie à des fins de domination. Le patriarcat de
Moscou révèle en effet dans cette déclaration sa nature anti-œcuménique
profonde. On y observe une continuité directe avec l’Eglise soviétique qui en
1948 avait condamné vigoureusement le mouvement en faveur de l’unité des
chrétiens. On se souvient que le patriarche Kirill a condamné l’utilisation du
mot même d’œcuménisme en 2007 à Sibiu en Roumanie. L’Eglise russe a du reste,
depuis cette assemblée, quitté la Conférence des Eglises chrétiennes en Europe
(CEC). On sait par ailleurs que cette attitude anti-œcuménique est liée à un
rejet plus global de la modernité et notamment de la démocratie comme l’a
rappelé à plusieurs reprises l’un des plus proches collaborateurs du patriarche
le père Vsévolode Tchaplin. Cette déclaration veut donc faire croire au monde
chrétien que le pouvoir de l’évêque
est égal à l’autorité de Dieu, que
l’autorité de l’évêque de Rome, successeur de Pierre, n’a aucun fondement
évangélique, et que l’autorité du patriarche de Constantinople n’est que formelle
dans l’Eglise orthodoxe !
Je
ne vais pas revenir ici ni sur l’absurdité de telles propositions ni sur le
détail de mon argumentation. J’ai en son temps publié un article sur l’autorité
dans la tradition orthodoxe (dans En
attendant le concile de l’Eglise Orthodoxe) et j’ai écrit également
récemment un article sur ma compréhension de la primauté dans l’Eglise (à
paraître dans le prochain numéro de la revue Istina en janvier 2014). Je souhaite simplement dire ici à tout
fidèle de l’Eglise russe qu’il n’a pas à rougir de honte pour cette
déclaration. Cette déclaration n’a tout simplement aucune valeur théologique.
Il suffit simplement de rappeler trois points pour clore la discussion qui n’a
rien de théologique pour les commanditaires du texte et qui est en réalité entièrement
politique.
Premièrement
les rédacteurs de cette déclaration confondent tout simplement la notion d’autorité (la fameuse exousia utilisée par l’évangile) avec
celle de pouvoir (utilisée par le
droit séculier). Il est vrai que cette
distinction n’est accessible qu’à la foi chrétienne. L’échange entre le Christ
et le centurion permet cependant de se faire une idée de la différence entre
autorité et pouvoir (Luc, 7, 1-10). Le pouvoir, dit le centurion, est de dire « va »
à son esclave et il le fait. L’autorité, quant à elle, est capable de prodiges,
comme guérir quelqu’un à distance, car elle repose non sur la contrainte mais
sur l’amour.[3]
Cette confusion donne lieu à bien des déformations. Le fait que le texte parle
des évêques comme « nourrissant les fidèles du sacrement
eucharistique » montre que les rédacteurs du texte ont une bien faible
culture théologique. Le pire sans doute est que le patriarcat de Moscou utilise
les paroles les plus accablantes du Christ (cf parag. 4 et 6) contre ceux qui
souhaitent le pouvoir et non le service pour justifier une posture qui
précisément comprend l’autorité comme un pouvoir et non comme un service. On
recommande vivement aux rédacteurs moscovites de lire l’article du père Serge
Boulgakov « Hiérarchie et sacrement » paru dans la revue La Voie en 1938. La pratique conciliaire
de l’Eglise ne place pas selon lui l’évêque au dessus des fidèles car ceux-ci
sont considérés comme rois, prêtres, et prophètes par leur baptême. La pratique
historique orthodoxe d’association étroite de l’évêque au peuple de Dieu
confirme le principe dogmatique selon lequel « toute l’Eglise est
hiérarchique, comme Corps du Christ et comme Temple du Saint Esprit ». [4] Le service
est le fondement et la fonction de la hiérarchie.
Deuxièmement,
si le Christ a toute autorité sur l’Eglise, cela ne signifie pas pour autant
que l’Eglise ne doive pas se conformer à la nature trinitaire de l’autorité de
Dieu. Ce n’est pas en tronquant les citations des pères de l’Eglise et en
mettant de côté des décennies de recherche œcuménique sur le sujet que les
évêques russes pourront s’en tirer. Car s’il est vrai que la figure du Père,
fondement personnel de l’unité visible de la Trinité, doit être actualisée dans
l’organisation de l’Eglise, celle du Fils et celle de l’Esprit doivent l’être
également. C’est la raison pour laquelle l’Ecole de Paris a tant insisté sur la
théologie d’Irénée de Lyon à côté de celles d’Ignace d’Antioche et de Cyprien
de Carthage. C’est Irénée en effet qui affirme ceci : « Là où est l’Eglise, là est aussi
l’Esprit de Dieu, et là où est l’Esprit de Dieu est l’Eglise et toute
grâce. » (Irénée de Lyon, Contra
Haereses, III, 24, 1) La gouvernance de l’Eglise, n’en déplaise au
patriarche Kirill, ne peut reposer sur la seule figure de l’évêque. Du reste il
faudrait pour être honnête rappeler que les évêques des temps apostoliques
étaient élus par le peuple de Dieu.
On ne comprend pas très bien pourquoi, dans le
document russe, à mesure qu’on s’éloigne du niveau de la gouvernance
diocésaine, le pouvoir bien accepté au
niveau local se transforme au niveau global en une autorité comprise comme simple primauté d’honneur. L’autorité
comme service n’aurait de sens qu’au niveau global et n’aurait aucune utilité
au niveau local. Ceci est la conséquence de la confusion initiale entre
l’autorité et le pouvoir et de l’absence d’une théologie cataphatique de
l’autorité. Il suffit pourtant de lire le 34e canon apostolique (qui fut repris au concile d’Antioche en 341) pour comprendre que le principe d’autorité
comme service s’applique à tous les niveaux de l’Eglise : « Les
évêques de chaque nation doivent connaître celui qui, parmi eux, est le
premier, et le considérer comme leur tête, et ne rien faire d’exceptionnel sans
son avis. Chacun d’eux ne doit faire que ce qui s’impose à son diocèse et aux
territoires dépendants de lui. Mais que le premier, non plus, ne fasse rien
sans l’avis de tous les autres. Ainsi règnera la concorde, et Dieu, - le Père,
le Fils et le Saint Esprit -, sera glorifié dans le Seigneur par le Saint
Esprit. »[5]
De plus l’absence de connaissances précises chez
les rédacteurs moscovites sur la gouvernance de l’Eglise au cours du premier
millénaire est patente. On leur recommande ici de se plonger dans le texte de
la commission mixte de dialogue catholique-orthodoxe française.[6]
Celle-ci a reconnu que la primauté au niveau régional et universel n’avait rien
d’abstrait. Outre le pouvoir de convoquer les conciles, le siège de Rome (puis
celui de Constantinople) avait le droit de juger des procès en appel et en cassation
comme le reconnaissait le concile de Sardique en 343. L’Eglise ancienne a reconnu ce droit au concile
photien de Constantinople en 879.
Troisièmement le « pouvoir » du primat
de l’Eglise au niveau universel est toujours suspecté par les évêques
moscovites de vouloir remettre en cause l’autorité des Eglises locales. Au
point que la primauté du patriarche de Constantinople sur l’ensemble des
Eglises Orthodoxes, qui est certes reconnue (ce qui a dû beaucoup coûter aux
rédacteurs de la déclaration !), est complètement vidée de tout contenu et
donc de tout sens. Cette autorité ne pourrait s’exprimer, estiment en effet les
scribes moscovites, que lorsqu’un consensus se fait jour au sein de toutes les
Eglises locales ! On comprend mieux pourquoi l’Eglise Orthodoxe n’a pas
été en mesure de réunir de concile pan-orthodoxe depuis plusieurs siècles. On
aimerait aussi plus d’humilité de la part d’une Eglise qui critique l’esprit de
domination de l’Eglise romaine et qui n’a pas été en mesure de reconnaître la
légitimité de l’Eglise Orthodoxe Estonienne.
Par ailleurs l’Eglise catholique est accusée de vouloir
un seul centre administratif gérant depuis Rome toutes les affaires de la
planète. C’est faire peu de cas des centaines d’Eglises particulières membres
de la communion catholique et des synodes qui se tiennent sur une base
régulière au Vatican et qui réunissent toutes ces Eglises. C’est également
ignorer les soucis des papes depuis Jean XXIII et jusqu’au pape François de
déconcentrer l’organisation de l’Eglise catholique et de reconnaître plus de
responsabilités aux Eglises particulières. Je ne dis pas que la position de
l’Eglise romaine ait été parfaite dans l’histoire. Je me suis exprimé récemment
pour proposer un modèle de gouvernance trinitaire au sein de l’Eglise
universelle (kat’hôlique), locale, et diocésaine qui intègre les dons de
Pierre, de Jacques et de Jean.[7]
Mais la moindre des choses de la part des rédacteurs moscovites est de
respecter la réalité dynamique de l’histoire et le désir profond des derniers
papes d’inventer une gouvernance qui coïncide avec la nature divino-humaine de
l’Eglise et qui soit donc pleinement baptismale, eucharistique et pastorale. Je
leur recommande également de lire le livre du théologien orthodoxe Olivier
Clément Rome autrement[8]
qui reconnaît que les successeurs de Pierre disposent bien d’un droit de
gouvernance personnelle de l’Eglise qui leur est spécifique. Il suffit pour
cela de lire le chapitre 21 de l’évangile de Jean. Mais comme le dit la
tradition chrétienne orthodoxe, et c’est peut être une distinction difficile à
saisir pour les rédacteurs moscovites, ce droit est personnel et non individuel. Car c’est l’Eglise qui est infaillible
et non le pape individuellement comme l’a très bien montré le théologien
catholique Bernard Sesboüé.[9]
La vérité en définitive c’est que l’idéologie
communiste soviétique n’a pas encore disparu de l’ex-URSS. On le constate de
façon extrêmement claire aujourd’hui avec les manifestations en Ukraine contre
le pouvoir corrompu mais aussi plus généralement contre un Etat dont
l’architecture profonde n’a pas évolué depuis Staline. Mais, et c’est terrible
pour moi de l’écrire ici, il n’y a pas que dans les rues de Kiev que trônent
encore les bustes de Lénine. L’idéologie soviétique est profondément enracinée
également au sein même de la mentalité ecclésiale des dignitaires du patriarcat
de Moscou. Que ces dignitaires réagissent au même moment à la fois contre le
désir de démocratie spirituelle du peuple ukrainien et contre la soif du peuple
de Dieu d’accéder à l’unité de l’Eglise est pour moi profondément significatif.
Le patriarcat de Moscou souffre de n’avoir pas fait de repentir, de ne s’être
pas purifié des longues années de compromission avec le pouvoir soviétique.
Comme le montrent de plus en plus de spécialistes de l’Eglise russe en France
(K. Rousselet) comme en Russie (N. Mitrokhin), cette Eglise n’a aucun sens de
l’histoire et ne saisit pas les nouveaux enjeux du temps présent de la
globalisation. J’ajouterais qu’elle fait preuve d’un cynisme de plus en plus
révoltant. Ceci explique que la plupart des intellectuels quittent
douloureusement et à pas feutrés cette Eglise, et qu’un anti-cléricalisme
puissant se répande au sein des peuples russe, ukrainien et biélorusse.
Tout
au long de mes trente dernières années d’engagement dans l’Eglise Orthodoxe je
ne suis pas resté inactif. Lorsque dans
les années 1980 le patriarcat de Moscou se compromettait avec le pouvoir
soviétique je faisais tout, au sein de différentes organisations chrétiennes
orthodoxes, pour aider le peuple russe à se libérer de l’esclavage communiste. Je
me souviens avoir apporté grâce à l’œuvre créée par Cyrille Eltchaninoff quantité
de littérature religieuse et d’ordinateurs à des dissidents tels qu’Alexandre
Ogorodnikov ou Victor Popkov. Puis quand l’URSS s’est effondrée, et que le
patriarcat de Moscou a bénéficié du renouveau spirituel, issu principalement
des chrétiens dissidents et de la littérature religieuse de l’émigration russe,
j’ai tout fait pour communiquer l’héritage du renouveau spirituel et
intellectuel de l’Ecole de Paris. J’ai vécu à Moscou de façon quasi continue entre
1989 et 1998. J’y ai rencontré de très grandes figures spirituelles telles que
le père Alexandre Men’, le père Georges Tchistiakov, le père Georges Kotchetkov,
mais aussi quantité d’intellectuels russes tels que Alexandre Soljénytsine,
Serge Avérintsev, Olga Sédakova. Je me suis enthousiasmé de voir l’Eglise russe
se relever de ses cendres et apporter à nouveau la bonne nouvelle de la
résurrection du Christ et de la proximité du royaume de Dieu à un peuple qui
avait tant souffert d’une soviétisation intensive pendant soixante dix ans.
J’ai
bien noté dès cette époque que l’Eglise officielle ne s’était pas repentie de
ses compromissions avec le pouvoir soviétique, régime qui fut pourtant
responsable de plusieurs dizaines de millions de morts. Comme les archives
publiées du KGB l’ont révélé, les évêques qui dirigent aujourd’hui le
patriarcat de Moscou furent pour la plupart, à commencer par les patriarches
Alexis II et Kirill, des agents des services secrets soviétiques. Pratiquement
aucun n’a prononcé de mea culpa. Les
très discrets regrets du patriarche de Moscou Alexis II prononcés au nom de
l’Eglise russe en 1990 ne pouvaient à eux seuls faire contrepoids. Le patriarche
Alexis II se contenta de déclarer en effet le 27 octobre 1990 que le Synode
épiscopal ne se sentait plus lié par la déclaration de soumission au régime
soviétique du métropolite Serge de 1927. Dans cette même déclaration, il
ajoutait cependant qu’il justifiait la soumission de principe de l’Eglise aux
pouvoirs civils en usant du nom de l’apôtre Paul. Il fallut attendre l’an 2000
pour que l’Eglise russe dans sa doctrine sociale accepte timidement le principe
de résistance au pouvoir injuste.
J’ai
constaté aussi avec douleur que tous les courants accusés de « modernisme »,
- terme péjoratif identifié abusivement à la pseudo « Eglise
vivante » des années 1920 - étaient pourchassés avec vigueur. J’ai lu avec
tristesse que ce même patriarche avait béni à deux reprises les deux guerres
néo-coloniales en Tchétchénie. Et j’ai observé que le prétexte de l’unité de
l’Eglise russe était invoqué systématiquement à chaque fois qu’on marginalisait
un peu plus les tenants du dialogue œcuménique ou pour excuser ceux qui
brûlaient publiquement les livres du père Alexandre Schmemann. Les modernistes
en vérité, qui se réclamaient des maîtres de l’Ecole de Paris tels que Serge
Boulgakov, Alexandre Schmemann ou Georges Fedotov, étaient loin de vouloir
diviser l’Eglise. Ils ne faisaient que mettre en œuvre les réformes réalisées
en Occident par l’Ecole de Paris, telle que la participation des laïcs à la vie
de l’Eglise, la traduction des textes liturgiques en langue vernaculaire, et l’évangélique
ouverture œcuménique.
C’est
l’une des raisons pour lesquelles je quittais la Russie en 1998 et m’installais
en Ukraine, pays autrement plus ouvert à la tradition orthodoxe la plus
authentique, à la modernité, et au dialogue œcuménique et inter-religieux. A
Kiev, où j’ai pu publier en russe mon livre sur l’Ecole de Paris, j’ai
bénéficié de l’hospitalité de nombreuses paroisses orthodoxes très vivantes et
de l’amitié de quantité d’intellectuels ukrainiens. Après un séjour de quatre
ans à Kiev je suis parti à Lviv où j’ai découvert la très dynamique Eglise
grecque catholique, l’héritière de l’Eglise orthodoxe de Kiev restée fidèle au
concile d’unité de Florence de 1439. Le patriarcat de Moscou l’accusait d’avoir
détruit trois de ses diocèses au début des années 1990 alors que cette Eglise
longtemps interdite n’avait fait que récupérer ses paroisses (l’essentiel des
conflits des années 1990 en Ukraine occidentale eurent lieu comme on ne le sait
pas assez entre l’Eglise orthodoxe ukrainienne et le patriarcat de Kiev). J’ai pu
fonder au sein de l’Université catholique d’Ukraine le premier Institut
d’études œcuméniques dans le monde créé en terre orthodoxe. Ensemble avec le
soutien d’évêques et de responsables orthodoxes, catholiques et protestants,
nous avons créé un mastère en études œcuméniques, une revue œcuménique en russe
et en ukrainien, des semaines sociales œcuméniques annuelles, et quantité de
colloques, de films et de publications. J’ai bien noté les réticences initiales
de l’évêque orthodoxe local de l’Eglise orthodoxe ukrainienne du patriarcat de
Moscou. Mais j’ai été heureux de le voir finalement accepter de participer avec
de plus en plus d’entrain à nos principaux événements. Et surtout je me suis réjoui
de recevoir le soutien du métropolite Volodymyr, chef de cette Eglise orthodoxe
ukrainienne, et de quantité de prêtres et de laïcs orthodoxes de cette Eglise.
Certes,
j’étais révolté de voir que le patriarcat de Moscou continuait à accuser les
chrétiens grecs catholiques de traîtrise, alors qu’il aurait dû commencer par
se repentir d’avoir organisé un faux concile en 1946 à Lviv sous la pression de
Staline. Cette mascarade, qui en 2013 n’est toujours pas dénoncée par le
patriarcat de Moscou, aboutit à l’arrestation de nombreux évêques et à l’interdiction
pure et simple de cette Eglise. C’est la raison pour laquelle j’ai publié un
article sur le pseudo-synode de Lviv et j’ai réalisé un film en plusieurs
langues sur ce sujet. J’ai été scandalisé aussi que le patriarcat de Moscou
n’ait pas condamné vigoureusement le pouvoir stalinien pour son acte de
génocide contre le peuple ukrainien en 1932-1933, le fameux Holodomor qui a
aboutit à près de 5 millions de morts. Qu’il ne l’ait pas fait en 1933, je pouvais
encore le comprendre puisque malheureusement le métropolite Serge de Moscou
avait lié son sort aux « peines et aux joies » du régime stalinien depuis
1927. Mais qu’il continue après 1991 à diluer ce drame dans la grande
souffrance qu’a connu tout le peuple soviétique à cette époque, cela je ne peux
toujours pas le comprendre. J’ai également co-organisé à La Salette puis à
Paris deux colloques sur ce thème du Holodomor.
J’étais
outré enfin de constater que le patriarcat de Moscou ne demande pas pardon à
l’émigration russe pour tout le tort qu’il lui a causé dans le passé et ne lui
accorde aucune reconnaissance publique pour tout le travail de préservation de
la spiritualité russe qui a été accompli à Paris entre la rue de la Montagne
sainte Geneviève et la rue Olivier de Serres. Il aurait pourtant suffit que le
patriarche russe vienne s’agenouiller au cimetière de Sainte Geneviève des Bois
devant la tombe du père Serge Boulgakov et qu’il regrette publiquement la
décision de son prédécesseur le métropolite Serge en 1935 condamnant la pensée
du professeur de l’Institut saint Serge à Paris. Cela aurait été d’autant plus
aisé que dès 1937 la commission créée par le métropolite Euloge, un évêque
russe envoyé à Paris par le saint patriarche Tikhon, avait totalement disculpé
le principal théologien de l’école de Paris. C’était à l’époque la seule
instance pleinement canonique au sein de l’Eglise orthodoxe russe. Non
seulement il n’y eut aucun geste de repentir, mais le patriarcat de Moscou
décida au contraire de prendre à cette émigration ses plus belles églises.
Ainsi par exemple la cathédrale de Nice avait été entretenue pendant des
décennies par les émigrés russes et représentait l’un des foyers de cette
émigration qui avait tant fait pour la préservation de la mémoire de la Russie
libre à l’époque de Staline et de Brejnev. Mais le patriarcat récupéra sans
sourciller en 2011 cette cathédrale, en s’appuyant sur la puissance de l’Etat
russe et sur les tribunaux français. Il invoqua pour ce faire l’argument
extrêmement douteux de la continuité, établie par les juristes moscovites, de
l’Etat russe contemporain avec l’Empire tsariste à travers l’Etat soviétique.
Cette continuité acceptée par les juristes français aurait dû conduire aux
remboursements des emprunts russes et aux dédommagements des familles
expropriées de l’émigration russe. Mais rien de tout cela ne se produisit. Le
patriarcat de Moscou eut même l’audace d’annoncer en 2007 à ses ouailles en
Russie qu’une réconciliation s’était produite avec la très célèbre Eglise de
l’émigration russe, connue là bas pour sa haute théologie et pour ses engagements
en faveur de la liberté. Il le fit en leur cachant qu’il ne s’agissait en
réalité que de la partie la plus conservatrice, la plus réduite, et la plus
anti-œcuménique de l’Eglise de l’émigration (la fameuse Zarubejnaja tserkov qui n’était pourtant reconnue par aucune Eglise
orthodoxe dans le monde en raison notamment de son soutien au nazisme pendant
la guerre). Ici encore je me suis limité à recommander à ceux qui me
demandaient mon avis de lire mon livre sur l’histoire de l’Eglise orthodoxe
dans l’émigration (La génération des
penseurs religieux de l’émigration russe,
Paris, L’Esprit et la Lettre, 2002).
La
récente double prise de position du patriarcat de Moscou sur la primauté dans
l’Eglise et sur la situation politique en Ukraine est pour moi la goutte d’eau
qui fait déborder le vase. Longtemps
j’ai béni mes grands parents qui en 1931 ont fait le geste courageux de quitter
le patriarcat de Moscou pour se placer sous l’omophore du patriarcat de
Constantinople. Aujourd’hui je considère avec beaucoup de tristesse que les
hiérarques qui conduisent aux destinées de l’Eglise russe ne sont pas dignes de
la mission de réconciliation universelle qui leur a été confiée par le Très
Haut. Mais je reste confiant. Car les semences de vie, qui ont été jetées au
sein de l’Eglise russe tant dans l’Ecole de Paris que parmi la multitude de
martyrs et de confesseurs de la foi, sauront triompher de l’hypocrisie et de l’adversité.
Puisqu’il ne s’agit que de textes sans haute portée canonique il sera toujours
possible en son temps de les corriger par d’autres textes plus éclairés. Et
puis, après tout, le patriarcat de Moscou, comme il le reconnaît lui-même, n’existe
que depuis le XVIe siècle…
Antoine Arjakovsky
[3]
A. Arjakovsky, « L’autorité dans la tradition orthodoxe », En attendant le concile de l’Eglise
Orthodoxe, Paris, Cerf, 2011, p. 87.
[4]
Cf A. Arjakovsky, La génération des
penseurs religieux de l’émigration russe, Paris, L’Esprit et la Lettre, 2002,
p. 533 ; cf aussi original du texte de S. Boulgakov : http://www.odinblago.ru/path/49/2
[5] Eusèbe
de Césarée, Histoire ecclésiastique,
V, XXIII, 2-3, t. II, Sources chrétiennes 41, pp. 66-67.
[6]
Commission mixte de dialogue, La primauté
romaine dans la communion des Eglises, Paris, Cerf, 1991.
[7]
Antoine Arjakovsky, « Primauté et juste gouvernance dans l’Eglise », Istina, 2014 (à paraître)
[8]
O. Clément, Rome autrement, Paris,
DDB, 2007.
[9]
Bernard Sesboüé, Histoire et théologie de
l’infaillibilité de l’Eglise, Paris, Lessius, 2013.