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samedi 15 décembre 2018

Comment sortir de la crise actuelle de l’Eglise Orthodoxe ?



Comment sortir de la crise actuelle de l’Eglise Orthodoxe ?

Antoine Arjakovsky

Paris, le 15 décembre 2018

Avant que les passions qui agitent actuellement les chrétiens orthodoxes ne s’embrasent, je souhaite par cet article exposer ma vision de l’évolution actuelle de l’Eglise Orthodoxe et donner mes propositions de sortie de crise. Il se trouve que j’ai étudié de près, dans plusieurs livres, l’histoire de l’Eglise Orthodoxe, ancienne et récente, en France et dans le monde, et que j’ai vécu longtemps en Ukraine et en Russie, deux pays aujourd’hui en conflit et se situant à l’épicentre de la crise actuelle. Du fait aussi de l’amitié que j’éprouve pour des chrétiens des différentes Eglises aujourd’hui en conflit, je crois de ma responsabilité de chrétien orthodoxe de partager mon opinion sans bien entendu prétendre à une quelconque exhaustivité.

1)      Prendre conscience de la crise de l’Eglise Orthodoxe

Pour commencer je crois que nous devons admettre que l’Eglise Orthodoxe prend conscience depuis quelques années qu’elle traverse une crise, qui est aussi un appel de l’Esprit. Il suffit pour s’en convaincre de mentionner les dizaines de sujet de désaccords mis à l’ordre du jour du concile panorthodoxe au début des années 1970. Les 14 Eglises Orthodoxes ont reconnu qu’elles avaient besoin d’une réforme. Aussi sont-elles entrées dans une période de dégel qui leur est et leur sera  extrêmement bénéfique. La tenue du concile panorthodoxe en 2016 en Crète, après un siècle de préparation, témoigne de ce dégel. La reconnaissance en particulier, par les pères du concile de Kolymbari, que les frontières de l’Eglise du Christ sont plus larges que celles de l’Eglise Orthodoxe, et qu’en conséquence le mouvement œcuménique est légitime, a été capitale. Mais la non-participation de 4 Eglises à ce concile a montré que les blessures et les défiances sont profondes. C’est la raison pour laquelle, conscients que l’Esprit souffle dans et sur les Eglises, nous ne devons pas forcément prendre des décisions irréfléchies en réagissant de façon trop émotionnelle vis-à-vis de la disparition de certains éléments du passé que nous avions pris l’habitude de considérer comme stables voire éternels.

Certes la décision du patriarche Kirill de Moscou le 15 octobre 2018 d’interdire à ses fidèles de communier aux liturgies célébrées par des représentants de Constantinople est consternante et témoigne d’une forme dépassée de cléricalisme. Certes aussi, la décision du 27 novembre 2018 de suppression de l’exarchat des paroisses russes en Europe occidentale par le patriarche Bartholomée de Constantinople faite sans la moindre concertation avec Mgr Jean de Charioupolis et encore moins avec les fidèles de cet archevêché a été brutale et irresponsable. Certes enfin, l’attitude souvent intransigeante du métropolite de Philarète de Kiev, à l’égard non seulement de Moscou mais aussi de Constantinople, donne l’impression déconcertante qu’il confond l’Eglise de Kiev avec sa propriété privée. Et cependant, je crois qu’il ne faut pas se focaliser sur ces attitudes trop humaines. Il convient d’une part de comprendre le sens des événements actuels et d’autre part de se projeter dans l’avenir et d’adopter, avec sagesse, des attitudes constructives.

Le signe le plus évident de la crise de l’Eglise Orthodoxe est que deux pays dont les citoyens se définissent à majorité comme chrétiens orthodoxes sont en guerre depuis quatre ans, une guerre violente ayant fait plus de 10 000 morts (seulement du côté ukrainien, on ne connaît pas les chiffres des soldats et des mercenaires russes tués au combat), des centaines de milliers de blessés, plusieurs millions de personnes déplacées. Même si en Occident nous jugeons bien lointaine la guerre russo-ukrainienne, il nous faut tout de même reconnaître que celle-ci dispose d’un volet religieux dont les Eglises Orthodoxes portent une part de responsabilité. Nous devons aussi admettre très lucidement que ce conflit menace aujourd’hui de se transformer en nouvelle guerre mondiale.

Je précise du reste que si j’utilise une majuscule pour qualifier les Eglises Orthodoxes c’est parce que celles-ci se qualifient elles-mêmes d’« orthodoxes » mais sans pour autant admettre qu’elles forment des réalités divino-humaines dans lesquelles la sainteté de la foi chrétienne orthodoxe est loin d’être toujours incarnée. Songeons au fait que le patriarcat de Moscou n’a pas condamné à une seule reprise l’annexion de la Crimée, qui fut pourtant une violation évidente du droit international, fondement de la paix dans le monde. Il n’a pas condamné non plus « l’armée orthodoxe du Donbass » malgré que ses combattants se réclament de l’Eglise russe. Du côté du patriarcat de Constantinople il n’y a pas eu non plus de condamnation de cette annexion en 2014 au moment où les faits se sont produits. On sait également que la constitution du patriarcat de Kiev n’a pas été un long fleuve tranquille.

2)      Admettre le bien-fondé de la formation d’une Eglise orthodoxe de Kiev autocéphale

La situation en Ukraine de schisme entre 3 Eglises Orthodoxes est l’une des causes de la non-reconnaissance par le Kremlin de l’identité ukrainienne. Cette situation, qui blesse douloureusement de très nombreuses familles, n’était pas tenable à long terme. L’Eglise Orthodoxe en Ukraine est forte de plus de 25 millions de fidèles, demande son autocéphalie depuis au moins un siècle, et constitue la principale Eglise orthodoxe en Europe si on additionne ses trois juridictions. Il faut être reconnaissant au patriarche Bartholomée d’avoir pris le taureau de la division par les cornes, malgré son grand âge. Il a agi avec sagesse en écoutant patiemment depuis 27 ans toutes les parties en conflit, les Eglises mais aussi les récents présidents de la République ukrainienne, et l’assemblée nationale ukrainienne qui a voté à deux reprises à une très large majorité en faveur de son intervention en 2016 et en 2018.

Il a rappelé aussi, en proposant un argumentaire très clair, la légitimité de son autorité pour tenter de soigner cette plaie ouverte au cœur de l’Europe. Le patriarche de Constantinople dispose d’une préséance dans l’Eglise, après le siège de Rome, depuis le 4e concile œcuménique, préséance qui a pris la forme de la responsabilité pétrinienne (droit de convoquer les conciles, droit d’appel, droit de reconnaître les statuts d’autocéphalie…) depuis le schisme avec l’Eglise romaine. Mgr Makarios de Christoupolis a parfaitement expliqué à Bruxelles le 4 décembre 2018 aux parlementaires européens que c’est bien le patriarcat œcuménique qui a accordé l’autocéphalie aux Eglises de Moscou (1589), de Grèce (1850), de Serbie (1879) de Roumanie (1885), de Pologne (1924), d’Albanie (1937), de Bulgarie (1945), de Géorgie (1990) des terres tchèques (1998). Qui plus est, l’Eglise de Constantinople est à l’origine de la fondation de l’Eglise de Kiev en 988 et l’a accompagnée jusqu’au XVIIe siècle. Malgré ce qu’en dit Mgr Kallistos Ware, elle n’a attribué à l’Eglise de Moscou en 1686 la possibilité de désigner à titre temporaire le métropolite de Kiev qu’à la condition que ce dernier reconnaisse le patriarche de Constantinople comme son primat. Du reste l’Eglise ukrainienne dans l’émigration a demandé sa reconnaissance à Constantinople et non à Moscou. C’est pourquoi elle fut intégrée en 1994 au sein du patriarcat œcuménique.

Après les trois Maïdan de 1991, 2004 et 2014 le patriarche Bartholomée a reconnu que la nation ukrainienne ne voulait plus de la division entre les chrétiens. Informé de ce que, depuis 1991, la totalité des évêques orthodoxes ukrainiens ont demandé un statut d’autocéphalie, et conscient également de la responsabilité des Eglises dans le maintien de cette division et dans le conflit russo-ukrainien, le patriarche Bartholomée a très sagement décidé de donner aux chrétiens orthodoxes ukrainiens la possibilité de former leur propre Eglise. Comme le révèlent les enquêtes d’opinion, la très grande majorité des chrétiens orthodoxes d’Ukraine est très reconnaissante aujourd’hui au patriarche Bartholomée de s’impliquer dans le processus d’attribution, en principe le 6 janvier 2019 à Istanbul, du statut d’autocéphalie à l’Eglise orthodoxe ukrainienne.  

En outre le gouvernement ukrainien a promis aux fidèles orthodoxes souhaitant rester au sein du patriarcat de Moscou qu’ils seront libres de le faire. Le seul changement consistera pour l’Eglise orthodoxe ukrainienne à prendre le titre d’exarchat du patriarcat de Moscou en Ukraine. Les évêques ayant participé au concile de réconciliation du 15 décembre ont de leur côté appelé leurs fidèles à refuser toute forme de violence au moment où les paroisses devront faire le choix de participer ou pas à cette Eglise de Kiev.


3)      Retrouver le chemin de l’humilité et le sens du service pour vaincre la double tentation du quiétisme et du cléricalisme

Il est clair que tous les chrétiens orthodoxes portent la responsabilité de la crise actuelle qui se traduit en particulier par un schisme entre Moscou et Constantinople et par une guerre entre Moscou et Kiev.

J’ai écris ailleurs que la majorité des fidèles a perdu depuis longtemps le sens de la foi orthodoxe comme synthèse entre 4 postures existentielles fondamentales, 4 définitions de l’Eglise et 4 rapports à la vérité comme juste glorification, vérité droite, mémoire fidèle et connaissance de justice. Nombre de laïcs en sont venus à séparer la foi et la raison et à s’assoupir dans une forme de quiétisme liturgique, de pensée confessionnelle étroite pseudo-patristique et déconnectée des réalités du monde.

Mais les hiérarques des Eglises de Kiev, Moscou et Constantinople doivent également reconnaître humblement leurs craintes, leurs faiblesses et leurs limites si elles souhaitent incarner l’expression hiérarchique de la foi orthodoxe dans l’Eglise du Christ.

Il y a aujourd’hui, de la part d’une Eglise, le patriarcat de Kiev, qui a dû naviguer seule pendant 3 décennies, la crainte d’être à nouveau manipulée par son Eglise-mère. Il est bien vrai que dans le passé cette Eglise de Kiev a dû souffrir bien des abandons non seulement de Moscou mais aussi de Constantinople. C’est ici, me semble-t-il, que les chrétiens ukrainiens doivent faire preuve de discernement historique. Il est plus exigeant de vivre dans une position d’ouverture et de communion inter-ecclésiale que de vivre seul avec soi-même. Mais la mission de toute Eglise est de cheminer vers le Royaume de Dieu. Il faut aujourd’hui que le métropolite Philarète de Kiev accepte humblement d’être conduit par le patriarche de Constantinople sur le chemin de la reconnaissance inter-ecclésiale. Il doit en particulier accepter que les évêques ne peuvent gouverner (c’est-à-dire servir) qu’en étant accompagnés par des prêtres et des laïcs. Ceci permettra à l’Eglise de Kiev d’actualiser cette vérité de l’Eglise selon laquelle en Christ chaque baptisé est appelé à devenir roi, prêtre et prophète. Cette Eglise montrera alors aux autres Eglises Orthodoxes comment guérir des maladies de l’ethnophilétisme et du cléricalisme.

Cette décision du patriarche Bartholomée de s’impliquer dans les destinées de l’Eglise de Kiev a provoqué la colère du patriarcat de Moscou qui considérait que l’Ukraine faisait partie de son « territoire canonique ». Le patriarcat de Moscou a justifié sa prétention désormais ouverte à prendre le leadership de l’Eglise Orthodoxe par le fait qu’après le concile de Florence l’Eglise de Constantinople serait tombée dans le schisme, ce qui expliquerait son auto-fondation en 1448. En réalité cette vision de l’histoire est fausse. Car d’une part le concile de Florence a été adopté par la quasi-totalité des évêques orthodoxes et ne pouvait donc être considéré alors comme hérétique (l’Eglise de Constantinople ne l’a rejeté qu’en 1484 tandis que l’Eglise de Kiev lui est restée fidèle jusqu’au XVIIe siècle). On sait en revanche que le siège de Moscou était lui-même au XVe siècle sous domination musulmane. D’autre part la mythologie dont s’est nourrie l’Eglise russe à partir de sa fondation, à savoir d’être « la 3e Rome », l’unique héritère de l’empire chrétien, était fondée sur une théologie politique non chrétienne.

Cette Eglise de Moscou en est venue à contester le leadership de l’Eglise de Constantinople en s’appuyant sur une ecclésiologie ultra-autocéphaliste. Celle-ci s’appuie largement sur le pouvoir politique et refuse toute autorité ecclésiale extérieure à elle. Or, comme l’a très bien montré le professeur John Erickson, l’ecclésiologie orthodoxe est fondée sur la communion entre les Eglises, à l’image de la vie trinitaire, ce qui implique à la fois le principe de primauté, c’est-à-dire de réelle autorité personnelle, de vie synodale, et de participation de chaque baptisé. Les théologiens qui cherchent aujourd’hui à contester la position de protos du patriarche de Constantinople auprès des Eglises se définissant comme orthodoxes remettent en question à la fois l’histoire de l’Eglise Orthodoxe reconnue par les plus grands historiens, de Anton Kartachev à Jean Meyendorff, mais aussi l’autorité des conciles œcuméniques.

Il me semble que les hiérarques, les théologiens et tout simplement les laïcs orthodoxes russes devraient eux aussi faire aujourd’hui un travail de discernement. Il est dans l’intérêt de l’Eglise russe de proposer un chemin de renouveau, fidèle à la tradition vivante, pour l’Eglise Orthodoxe ainsi que pour la nation russe. Cette Eglise de Moscou en particulier doit s’affranchir de la mythologie de la 3e Rome et reconnaître qu’elle n’est pas l’unique héritière de la Rous’ de Kiev. Dans le cas contraire, comme l’a averti le dernier concile panorthodoxe à Kolymbari, elle pourrait être emportée par les courants les plus fondamentalistes qui confondent l’Eglise et l’Etat et qui propagent des idées impérialistes de plus en plus meurtrières. Soutenir la formation d’une Eglise autocéphale en Ukraine serait une chance d’établir un dialogue serein avec la nation ukrainienne. A terme cette Eglise du patriarcat de Moscou, dont on sait qu’elle ne rassemble aujourd’hui en Russie que 5% de citoyens russes à la liturgie dominicale, pourra se positionner comme une avocate de la paix russo-ukrainienne et pourra regagner de la sorte la confiance du peuple russe. J’ajoute que ce n’est pas en proposant de constituer une Eglise ethnique aux chrétiens orthodoxes vivant ailleurs dans le monde, même d’origine russe, qu’elle pourra préparer l’avenir de façon spirituelle. Chacun sait en effet qu’en Christ il n’y a ni juif ni grec.

Enfin il est irresponsable et profondément blessant que, le 27 novembre 2018, le patriarcat de Constantinople ait voulu mettre cet exarchat, et son exarque en premier lieu, devant le fait accompli de sa suppression. Ce n’est pas ainsi qu’on peut établir des relations de confiance entre les chrétiens dans l’Eglise du Christ. Certes le patriarche de Bartholomée assure ces chrétiens que leurs traditions spirituelles et liturgiques seront respectées. Certes également chacun peut comprendre qu’en période de schisme aigu le patriarche de Constantinople ait besoin d’une adhésion claire de la part des paroisses de cet exarchat, surtout après la défection récente de l’église de Florence. Mais le patriarcat de Constantinople semble ne pas mesurer que, en se réclamant du concile de l’Eglise russe de 1917, l’archevêché des paroisses russes en Europe occidentale a eu le temps de se constituer une conscience propre, originale, certes elle aussi imparfaite, et néanmoins ayant produit de beaux fruits dans l’histoire du XXe siècle. Supprimer cette tradition du concile de 1917 d’un trait de plume est naïf. Vouloir écraser cette conscience propre est une offense à l’Esprit.

4)      Les scénarios possibles de sortie de la crise ecclésiale en Europe occidentale

C’est pourquoi il me paraîtrait sage que chacun reconnaisse ses erreurs et qu’un double mouvement de réconciliation se produise:

D’une part il faudrait que le patriarche de Constantinople rétablisse rapidement Mgr Jean de Charioupolis comme archevêque, avec des compétences et un mode de fonctionnement pour l’archevêché garanties très précises, de telle façon à ce que ces paroisses puissent disposer de l’assurance de pouvoir vivre selon leurs traditions spécifiques. Il serait indispensable également que le patriarche Bartholomée fasse un geste d’amitié et de confiance à l’égard de Mgr Jean de Charioupolis et des fidèles de son archevêché qui ont été douloureusement affectés par sa décision trop précipitée.

D’autre part il serait bon que les membres de cet ancien exarchat acceptent de reconnaître que leur mission consiste à former une Eglise locale, post-ethnique, qui par définition, signifie une étroite collaboration avec le patriarcat œcuménique, ce qui, reconnaissons-le, ne s’est pas produit jusqu’à présent. Elle doit aussi se libérer de ses étroitesses liées à son statut de minorité et notamment sa lecture souvent triomphaliste de sa propre histoire. J’ajoute que le siège de Constantinople a accueilli pendant plusieurs décennies les paroisses russes de la diaspora, ce qui a évité à celle-ci non seulement le risque de la manipulation par le patriarcat de Moscou à l’époque du régime soviétique mais aussi les affres qu’ont connues les paroisses s’étant placées sous la juridiction de l’Eglise russe hors frontières. Il serait heureux de lui manifester en retour de la reconnaissance à un moment où il a besoin d’être lui aussi soutenu.

Dans le cas où Constantinople refusait de reconnaître sa précipitation, d’accorder ces garanties et d’adopter une vraie attitude pastorale, il resterait deux solutions à l’archevêché dissous. Soit entrer dans la voie de la formation autonome d’une Eglise locale, mais ce serait entrer dans un vide juridique ecclésial particulièrement périlleux compte tenu des faibles forces et des maigres capacités de cet archevêché. Soit s’éparpiller au sein des différentes Eglises canoniques existant en Europe occidentale (Moscou, Bucarest, Kiev, Antioche, etc..). Mais ici encore, rien ne garantirait que « l’esprit propre » à cet archevêché soit préservé durablement et enrichi. Il faudrait en tous cas qu’au minimum, dans ce dernier cas de figure, à court terme, un document puisse garantir la préservation de cet esprit particulier. Quoi qu’il en soit, si les paroisses russes en Europe occidentale sous le patriarcat de Constantinople ne faisaient pas preuve de discernement spirituel, ne cherchaient pas à dépasser leur tropisme national et n’acceptaient pas de vaincre leur mécontentement légitime à l’égard du cléricalisme, elles seraient tout simplement balayées par l’histoire.

Dans le cas symétrique où le patriarche œcuménique refusait de sortir du management clérical et n’acceptait pas de revenir sur la décision hasardeuse de son synode le 27 novembre 2018, Constantinople ne pourra que découvrir, mais trop tardivement, qu’il aura perdu le leadership sur les Eglises Orthodoxes hors de son territoire canonique (ce qui est déjà le cas pour Moscou, mais cette non-reconnaissance ne fera que s’élargir). La perte de la présidence des assemblées épiscopales qui s’étaient créées partout dans le monde à l’initiative en particulier de membres de l’exarchat de la rue Daru, pourrait s’avérer fatale à terme pour l’autorité de Constantinople dans le monde.

C’est pourquoi la tâche prioritaire aujourd’hui, à mon sens, pour trouver une issue à la crise qui soit acceptable par toutes les parties, est de définir ensemble rapidement, en 2019, avec les évêques, prêtres et laïcs membres de l’archevêché de la rue Daru, (avec aussi, si possible la participation des chrétiens orthodoxes des autres juridictions comme observateurs), cet esprit ou cette identité propre de l’Eglise orthodoxe de France (ce travail doit s’accomplir aussi en Belgique, en Grande Bretagne, en Allemagne, etc…), et de montrer sa compatibilité avec une gouvernance panorthodoxe globale renouvelée.

Cet esprit particulier de l’archevêché se trouve, à mon sens, en rapport avec les débats du concile de Moscou (qui a réhabilité non seulement le pouvoir du primat dans l’Eglise, mais qui a également rétabli l’election des évêques, le rôle actif des laïcs dans l’Eglise, l’engagement œcuménique, la créativité théologique, la réconciliation personnaliste et sapientielle entre la foi et la raison, la condamnation de la peine de mort, la séparation de l’Eglise et de l’Etat,…). Ces idées à la fois traditionnelles et nouvelles ont été mises en pratique progressivement grâce à des évêques et des théologiens éclairés, de Mgr Euloge (Giorguievsky) à Mgr Jean (Renneteau), et du père Serge Boulgakov à Olivier Clément, et a donné de nombreux signes de sainteté reconnus de façon universelle. Cet archevêché devenu exarchat, a contribué en effet avec l’ACER, l’Institut saint Serge, l’Action orthodoxe, Syndesmos, la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale, etc… à inventer une nouvelle théologie créatrice, personnaliste, sophiologique et trinitaire (même s’il est vrai que, pour différentes raisons sur lesquelles il faudra revenir, notamment une vision mythifiée et anti-œcuménique du passé, cette tradition vivante s’est perdue dans les sables avec le temps…), et à penser une nouvelle ecclésiologie post-ethnique ainsi qu’un avenir œcuménique à l’Eglise orthodoxe de France.

Car cette Eglise locale de France en voie de formation dispose comme originalité (cette observation s’applique à la plupart des pays du monde hors des Eglises mères orientales) de se trouver sur le territoire canonique de l’Eglise catholique (ce qui a toujours été reconnu par les Eglises Orthodoxes). Elle pourrait à terme, une fois que chacun aura admis que les divisions du passé ont été comprises et dépassées par les meilleurs théologiens catholiques et orthodoxes, disposer de suffisament d’autonomie pour être en mesure de proposer un mode particulier de vie ecclésiale en double communion : et avec Rome et avec Constantinople, comme ce fut le cas pour les chrétiens de Gaule au premier millénaire.

Elle pourrait alors retrouver une communion fraternelle avec les Eglises grecques catholiques ou melchites, et avec certaines Eglises orientales dites non chalcédoniennes, ayant elles aussi, souffert dans le passé des divisions entre leurs Eglises mères. Celles-ci, dans la plupart des cas, cherchent aujourd’hui à retrouver l’unité fondamentale de l’Eglise du Christ tout en rejetant fermement toute forme de prosélytisme malveillant. Leur réflexion, notamment en matière de droit canon, et leur pratique, en particulier dans leur dialogue permanent avec l’Eglise romaine, pourraient s’avérer particulièrement bénéfique à l’ensemble des Eglises orthodoxes se définissant comme chalcédoniennes.

Conclusion

Il me semble que, malgré toutes les blessures de chaque Eglise et malgré toutes les peines de chaque chrétien orthodoxe dans cette période de bouleversements, il est nécessaire en premier lieu de soutenir le patriarcat de Constantinople dans sa volonté de rétablir non seulement un organe de coordination panorthodoxe mais aussi son autorité propre. On l’a compris, il s’agit d’un soutien conditionnel, arrimé à la capacité de l’apôtre André à répondre à l’appel du Christ de le suivre. Tout en prenant des décisions audacieuses qui relèvent de sa seule responsabilité, le patriarche de Constantinople doit mettre en œuvre la règle du 34e concile des apôtres : « Les évêques de chaque nation doivent connaître celui qui, parmi eux, est le premier, et le considérer comme leur tête, et ne rien faire d’exceptionnel sans son avis. Chacun d’eux ne doit faire que ce qui s’impose à son diocèse et aux territoires dépendants de lui. Mais que le premier, non plus, ne fasse rien sans l’avis de tous les autres. Ainsi règnera la concorde, et Dieu – le Père, le Fils et le Saint Esprit -, sera glorifié dans le Seigneur par le Saint Esprit. »  Ce canon ne signifie pas pour autant, qu’en temps de crise (qui est par définition le temps de l’histoire des hommes), le protos puisse bénéficier du soutien de tous à tout moment. Cela ne s’est jamais produit dans l’histoire de l’Eglise. L’ensemble des 14 Eglises Orthodoxes doivent reconnaître ce point et admettre que dans la dynamique historique des conciles, en plus de la position du protos, la majorité qualifiée a souvent été reconnue comme un signe de l’action de l’Esprit permettant une large réception par toute l’Eglise des décisions adoptées. Le protos doit donc faire preuve d’audace pour appliquer cette règle de la vie ecclésiale. Or précisément le patriarche Bartholomée fait preuve aujourd’hui d’une grande audace.

Mais, on l’a dit, le rétablissement de sa volonté d’action, après des siècles de paralysie, se fait de façon trop brutale. C’est pourquoi son audace sera d’autant plus reconnue et récompensée qu’elle s’accompagnera de témoignages d’humilité et d’écoute. L’Eglise Orthodoxe dans son ensemble doit se repentir pour ses péchés de façon visible, comme l’Eglise catholique l’a fait elle-même en l’an 2000, et réaliser que sa réforme est vraiment nécessaire. Les évêques orthodoxes en particulier doivent apprendre des leçons du passé, autant de leur faiblesse à l’égard des autorités séculières que de leur gouvernance déséquilibrée, faisant alterner des périodes de management impérial avec de longues périodes de conciliabulisme. Les laïcs doivent également reconnaître que des siècles d’inaction ont aujourd’hui un coût.


La prière et l’ascèse, la vraie humilité auto-critique recommandée par saint Ephrem le Syrien, sont des conditions indispensables pour sortir de la crise actuelle. Mais il est nécessaire aussi aujourd’hui d’accomplir dans un esprit de paix, de façon personnelle et communautaire, un travail de réflexion créatrice. Le cœur de la nécessaire réforme de l’Eglise Orthodoxe va consister pour l’ensemble des chrétiens orthodoxes, à se débarasser autant des hérésies de la vie que des hérésies dogmatiques. Il est nécessaire de prendre conscience des tentations « monophysite » ou « phylétiste » dont son Eglise est la victime souvent consentante. Il convient aussi de se débarasser de l’hérésie suprême, à savoir la perte de l’espérance, qui se traduit par l’orgueil, la volonté de puissance, le cléricalisme, la non-écoute réciproque, la colère, le non-désir de se comprendre mutuellement et, en définitive, l’indifférence, la tristesse, le désamour.