« Je ne peux pas me taire »
est le titre d’un article célèbre de Léon Tolstoï, publié à l’étranger en 1908,
qui circula illégalement en Russie jusqu’en 1917.[1]
Dans cet article l’écrivain russe formula une vive protestation contre les
exécutions du gouvernement Stolypine en 1908 et qualifia d’assassins tous ceux
qui participaient à cette violence d’Etat. A l’époque de la symphonie byzantine
il était impensable pour un journal russe de publier une telle dénonciation
tant la censure politique et ecclésiale était toute puissante. Mais ni le tsar
ni le Saint Synode de l’Eglise russe ne tinrent compte de la voix de
l’écrivain. Stolypine fut assassiné en 1911. Moins de dix ans plus tard Lénine
prit le pouvoir en déclarant une guerre ouverte à l’Eglise russe.
Avec le recul du temps on peut
dire que ce fut pourtant Tolstoï qui avait raison. Gandhi a fait de l’appel de l’écrivain
russe à la protestation pacifique contre l’injuste monopole par l’Etat de la
« violence illégitime » l’arme qui acheva l’Empire colonial
britannique. La peine de mort n’est plus pratiquée par les Etats membres de l'Union Européenne. L’Eglise russe l’a condamnée dans sa doctrine sociale en
2000.
Quelle leçon tirer de cet épisode
célèbre de l’histoire intellectuelle européenne ? La vérité formulée par
les intellectuels authentiques peut apparaître comme blessante à ceux qui
exercent des responsabilités. Mais la sagesse du souverain (politique ou
religieux) est de s’incliner devant la vérité et de se désolidariser d’un
système injuste. Dans le cas contraire, s’il fait le choix de se mettre du côté
des simulacres de vérité, c’est-à-dire de l’idéologie, les événements se
retournent toujours contre lui, de façon imprévisible et souvent très cruelle.
Le patriarche Kirill a
probablement eu vent de l’article que j’ai publié le 31 décembre dernier, « Je
ne peux pas me taire », dans lequel je formulais un certain nombre de
vérités amères sur l’évolution récente du patriarcat de Moscou (http://arjakovsky.blogspot.fr/2013/12/je-ne-peux-pas-me-taire_31.html).
Souhaitant « apporter une réponse à ceux qui estiment que l’Eglise en Ukraine
et en Russie sont deux Eglises distinctes », il a choisi le 3 janvier,
fête du saint métropolite Pierre dans le calendrier liturgique orthodoxe, pour
faire entendre ses arguments.[2]
Le patriarche a voulu probablement répondre à l’aspect historique de mon texte,
à savoir le rappel que le patriarcat de Moscou et l’Etat russe ne datent que de
la fin du XVIe siècle, et que l’Eglise orthodoxe de la « Rus’ » n’a pas
reçu son baptême de l’Eglise « russe » mais de celle de
Constantinople au IXe siècle.
Je comprends que le patriarche
sente que la principale fragilité de sa position actuelle se situe précisément
sur ce point historique. Il va jusqu’à dire ceci : « L’unique Eglise
de la Sainte Rus’ – Russie, Bélarus,
Ukraine – ne donnera pas sa primauté spirituelle pour un plat de
lentilles. » Cette phrase a été entendue spontanément ainsi – ce qui en
dit long sur le mélange du religieux et du politique en Russie - par le
journaliste de l’agence de presse qui titre ainsi son papier :
« Patriarche : Le fondement spirituel de la République de Russie et
de l’Ukraine ne peut être vendu pour de la soupe ». [3]
Toute la question est de savoir de quel plat de lentilles il s’agit. Le traité
d’association avec l’Union européenne (implicitement condamné par le Saint
Synode dans la déclaration du 26.12 sur l’Ukraine) ? Mais Bruxelles n’a
jamais exigé de l’Ukraine qu’elle se détourne de la Russie. Le rapprochement
avec l’Eglise catholique (récemment rejeté par le Saint Synode dans son texte
du 26.12) ? Le patriarche Kirill souhaitait justement il y a encore peu de
temps ce rapprochement. En réalité ce terme fait surtout référence, dans la
mentalité ecclésiale russe, à l’épisode biblique de la confrontation entre
Jacob et Esaü. Esaü, le fils aîné d’Isaac, vendit son droit d’ainesse à son
frère cadet pour un plat de lentilles. Faut-il en tirer comme conclusion que le
patriarche de Moscou considère que le patriarcat de Moscou est dans la
situation du fils aîné par rapport à l’Eglise de Constantinople ? Mais
alors se pose la question : quel fondement historique et spirituel a-t-il
pour opérer un tel rapprochement ? Et comment peut-il identifier « l’Eglise
de Russie, du Bélarus et d’Ukraine », alors qu’à l’époque du métropolite
Pierre (+1326) qu’il mentionne dans son intervention, il n’y avait tout simplement
qu’une seule Eglise, celle de Kyiv ! L’exemple du métropolite Pierre est
du reste assez mal choisi puisque cet évêque avait développé une vision de
l’histoire de la Rus’ dont le centre
se trouvait à …Constantinople.
On comprend mieux dès lors le souci
du président Poutine de réécrire en urgence les programmes officiels de
l’histoire russe. En effet, ici encore, les historiens sérieux ne connaissent
que « la principauté de Moscovie » avant le tsar Ivan le Terrible.[4]
Et ils sont unanimes également à fixer la naissance du patriarcat de Moscou à
1589, date de sa reconnaissance par le patriarche Jérémie II de Constantinople,
lequel par ailleurs ne renonça aucunement
à son autorité sur l’Eglise de Kyiv.[5]
Le patriarche de Constantinople garde jusqu’à aujourd’hui une mémoire de sa maternité
à l’égard de l’Eglise ukrainienne puisque l’Eglise orthodoxe ukrainienne en
Amérique du Nord relève de sa juridiction. En revanche, comme je l’écrivais
dans mon article, il est bien vrai qu’à partir du XVIIe siècle les événements
politiques et religieux de l’Europe conduisirent à la constitution de trois
nations distinctes s’appuyant chacune sur trois sièges épiscopaux.
Ces faits sont importants. Car si
ces historiens parvenaient à faire triompher dans les manuels d’histoire russe ces
vérités élémentaires, le patriarcat de Moscou n’aurait plus de légitimité à
revendiquer son pouvoir de juridiction sur l’Eglise orthodoxe ukrainienne. De
même l’Etat russe n’aurait plus d’argument historique pour justifier sa volonté
d’intégrer l’Ukraine au sein de son projet d’Union eurasiatique. Pour ne
prendre qu’un exemple de ce renversement de perspective historique, la Crimée
n’est pas un « cadeau » qu’a fait Khrouchtchev à l’Ukraine en 1954
comme le répète la propagande nationaliste russe. La Crimée est l’un des
berceaux de la Rus’ de Kyiv. Cette
presqu’île rattache intimement l’Ukraine à ses origines grecques et européennes.
C’est probablement la raison pour
laquelle Alexandre Chipkov, un éditorialiste russe, a réagi également le 5
janvier dernier à mon papier en refusant, - tiens, lui aussi !- le « plat
douteux » qui est présenté à l’Eglise russe aujourd’hui sur la place
Maidan à Kiev. Il affirme que les « libéraux orthodoxes» tels que l’archimandrite
Cyril Hovorun, auteur d’un article pénétrant le 12 décembre dernier sur « la
théologie de Maïdan »[6],
et moi-même, sont le « pire danger » de l’Eglise russe.[7]
Je suis d’accord en partie avec lui. Car de fait, la vérité est dans le même
rapport au mensonge que l’eau face au granit. Elle paraît d’une faiblesse
désarmante, mais au bout du compte, c’est elle qui découpe au plus profond les
plus hautes montagnes.
Là où je ne suis pas d’accord
avec A. Chipkov c’est quand il me qualifie de « libéral » et
identifie ma pensée à la « place Pigalle » de Paris, c’est-à-dire dans son esprit à
l’un des temples de la prostitution du monde sécularisé.[8]
S’il me connaissait un peu il saurait que je combats vigoureusement depuis de
longues années les courants néo-libéraux athées des sociétés contemporaines, et
que j’ai manifesté à plusieurs reprises en 2013 contre les lois absurdes du
président Hollande autorisant le dit « mariage homosexuel ». Il est
surtout dommage que M. Chipkov n’ait aucun sens historique lui non plus. Le
libéralisme a connu dans l’histoire plusieurs périodes. Le libéralisme de
Tocqueville est tout à fait compatible avec le christianisme. Il en est même un
des fruits lorsqu’il reconnaît la vigueur de la société civile américaine face
aux désirs de volonté hégémonique de toute institution hiérarchique. Tandis que
le néo-libéralisme de John Rawls, qui en vient à séparer toute considération
morale de l’organisation juste d’une société, sans offrir de solution de
synthèse entre le juste et le bien, a perdu quant à lui tout sens chrétien de
l’attente eschatologique du royaume de Dieu sur la terre.
J’ai écris dans un ouvrage récent
que la démocratie néo-libérale était en crise, autant en France qu’en Russie.[9]
J’ai même salué le document de l’Eglise russe de 2007 sur les droits de l’homme.
Ce texte a eu la finesse de montrer le rapport antinomique qu’entretiennent d’une
part la liberté comme liberté de choix et source du droit contractuel (antexousion), et d’autre part la liberté
comme donation de soi (elevtheria) et
source du droit ecclésial. L’ultra-libéralisme est la théorie politique qui,
partie de la vérité libérale de l’homme créé à l’image de Dieu, s’est satisfaite
du droit prétendument « naturel », et en est venue à supprimer toute
référence à Dieu jusqu’à se débarrasser de la loi comme fondement de tout
droit. Le communisme marxiste est cette théorie politique, qui partie de la
vérité de l’homme créé à la ressemblance de Dieu, appelé à tendre vers son
modèle de justice dans le premier socialisme chrétien, en est venu, en rejetant
Dieu, à confondre l’horizon du royaume à celui de la fourmilière.
Je suis convaincu que le temps
est venu pour nos sociétés post-modernes (et post-confessionnelles) de trouver
ensemble une troisième voie, celle de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, celle de
la démocratie personnaliste qui se trouve toute autant célébrée en Russie, de Alexandre
Pouchkine à Nicolas Berdiaev, qu’en Ukraine, de Taras Chevchenko à Myroslav
Marynovytch, et en France, de Charles Péguy à Chantal Delsol. La nostalgie des
temps anciens n’a aucun sens à l’heure de la globalisation. Le mythe de la
« sainte Russie » et de la symphonie byzantine est caduc. La
modernité a appris aux hommes contemporains que le royaume de Dieu est
différent du royaume de César. L’Eglise ne doit certes pas pour autant se
désintéresser des affaires de ce monde. Mais elle doit plutôt se comprendre
comme le Buisson ardent, comme l’Epouse de l’Agneau qui par le rayonnement de
sa paix contribue à la transfiguration de la cité terrestre. Une troisième voie
serait également possible au plan du droit international qui éviterait une
confrontation douloureuse entre l’Union européenne et l’Union eurasiatique en
formation. La Russie, tout comme l’Ukraine et la Biélorussie, sont des nations
européennes qui ont vocation à co-créer l’architecture politique d’une Union
européenne réconciliée. Les démocraties orientales qui se sont libérés de l’idéologie
soviétique en 1989 ont l’intuition que le monde post-moderne doit retrouver le
sens de la transcendance dans la construction politique, ce qu’illustre
parfaitement la nouvelle constitution polonaise. Mais les démocraties
occidentales qui ont pris de plein fouet la crise de l’économie néo-libérale en
2008 peuvent également contribuer à l’invention d’un nouveau monde en réseaux,
comme l’exemple de la e-constitution islandaise en témoigne magnifiquement.
J’aurais aimé que l’Eglise russe,
qui a connu tant de martyrs et qui a expérimenté un tel renouveau théologique
au XXe siècle avec, en France, des figures telles que le père Serge Boulgakov
et Nicolas Berdiaev, et en Russie, le père Alexandre Men et le père Paul
Adelgheim, soit l’un des fers de lance de ce double renouveau spirituel et
politique. Le choix récent de rompre toute discussion sérieuse au plan
ecclésiologique avec l’Eglise catholique, d’empêcher toute avancée ecclésiale
avec le patriarcat œcuménique de Constantinople, et de s’enfermer dans une
impasse théologico-politique avec l’idéologie du « monde russe » ne
font que rendre plus difficiles encore les chances de réussite d’un tel
renouveau.
Cela dit, encore une fois, je
reste confiant. Il suffirait que le patriarche Kirill se mette à l’écoute de
ceux qui en Russie et ailleurs dans le monde montrent des chemins de vérité,
mais surtout qu’il soit à l’écoute de sa propre conscience, pour que tout
puisse changer. L’organisation de l’Eglise russe est à ce point verticale
depuis les réformes de l’an 2000 que son rôle et sa responsabilité personnelle
sont déterminants. Un tel renouveau du patriarcat de Moscou ne se ferait pas en
un jour bien sûr. Mais il lui reste encore un peu de temps s’il ne veut pas que
son patriarcat, dont la naissance au XVIe siècle fut si difficile, sombre
devant la nouvelle vague anti-religieuse qui pointe à l’horizon, et qui d’ici,
déjà, semble particulièrement haute…
Antoine Arjakovsky
[1] Léon Tolstoï,
« Je ne peux pas me taire », Écrits
politiques, Textes choisis, traduits du russe et présentés par Éric Lozowy,
Paris, Collection Retrouvailles, 2010.
[2] Dépêche de RIA Novosti du 4 janvier 2014 : « Патриарх : духовную основу РФ и Украины нельзя продать за похлебку » http://ria.ru/society/20140103/987804748.html#ixzz2pcrbnzhd
[3] "единая Церковь Святой Руси" — России, Украины
и Белоруссии — не даст "за
чечевичную похлебку продать наше духовное первородство".
РИА Новости http://ria.ru/society/20140103/987804748.html#ixzz2pcv1mtA6
РИА Новости http://ria.ru/society/20140103/987804748.html#ixzz2pcv1mtA6
[4] Michel Heller, Histoire
de la Russie et de son Empire, Paris, Flammarion, 1997.
[5] Borys
Gudziak, Crisis and Reform: The Kievan
Metropolitanate, the Patriarchate of Constantinople, and the Genesis of the
Union of Brest, Boston, Harvard
Univ. Press, 1998. http://ucu.edu.ua/fr/history/union/
[7] « Их цель – сделать православие разменной монетой
общегуманистических практик, устранив, таким образом, опасного конкурента.
Продажа стула или автомобиля безразлична для предмета купли-продажи. Но продать
веру – значит уничтожить ее. Они это прекрасно знают. Поэтому борются с
религией как с чудаком, который грозит "обрушить рынок". Ведь с
узколобой монетарной точки зрения принципы и вера – это лишь задирание цены.
Что дешевле, купить или уничтожить? "Гуманизировать" православие или
объявить ему открытую войну? Втянуть в оранжевые проекты или сделать мишенью
антицерковного оранжевого проекта? Именно такой ультиматум нам выдвинут
сегодня. Нас склоняют к почетной капитуляции. Надо лишь согласиться стать
либеральными. То есть поддержать политические спекуляции и тупиковые
болотно-майданные требования. Скажем прямо. Сегодня
либерал-православие становится главной угрозой единству и благополучию Русской
Церкви. Оно опаснее антиклерикализма и деструктивных сект. Медленный яд
убивает вернее, чем выстрел: от него нельзя спрятаться. Средство только одно:
не пробовать на язык сомнительное блюдо. » Александр Щипков, « Симуляция веры », http://www.religare.ru/2_103316.html
[8] http://www.religare.ru/2_103316.html
L’introduction de A. Chipkov qui formule cette critique directe à mon attention
a été supprimée le lendemain de la publication de l’article le 5 janvier sur le
site religare.ru.
[9]
A. Arjakovsky, Pour une démocratie
personnaliste, Paris, Lethielleux, 2013.